PARLER LE SUJET ET LE CORPS
L’année 2019 sera marquée par la conclusion des célébrations du 100ème anniversaire de The International Journal of Psychoanalysis créé par E. Jones en 1920, avec l’organisation d’un troisième colloque « The psychoanalytic core : encountering and speaking to the unconscious » qui aura lieu à Londres les 20-21 juillet 2019, après les rencontres de New-York et Buenos Aires.
The International Journal a changé de maison d’édition, désormais Routledge (Taylor&Francis group), à l’initiative de sa rédactrice Dana Birksted Breen.
Florence Guignard, à l’origine du projet de L’Année Psychanalytique Internationale, avec Jean-Michel Quinodoz, et qui en a longtemps assumé la responsabilité éditoriale, s’est retirée de notre comité éditorial, ainsi que Louis Brunet qui lui avait succédé en tant que rédacteur. Jacques Boulanger (SPP, Toulouse) s’est joint à notre comité éditorial.
Dans le présent numéro :
Notre choix d’articles nous permet de mettre l’accent sur le corps et le sujet, et d’introduire la notion de subjectivation, située au cœur du processus psychanalytique. Ces deux thématiques feront partie du congrès de la Fédération Européenne de Psychanalyse (FEP) intitulé « Corps Body Körper » qui se tiendra à Madrid du 10 au 14 avril 2019, et du Congrès des psychanalystes de langues française (CPLF) intitulé « Bisexualité psychique, sexualités et genres » à Paris du 30 mai au 2 juin.
L’article de T. Hartung et M. Steinbrecher : « De la douleur somatique à la douleur psychique : le corps dans le champ analytique » occupe une place centrale dans notre choix. Ces auteurs soutiennent une conception intersubjective de la subjectivation via le corps, où la symbolisation s’étaye non seulement sur l’absence, mais aussi sur la présence de l’objet. Notre intérêt au débat autour de la neuropsychanalyse se poursuit avec la réflexion épistémologique de B.H. Clarke : « Un chat n’est pas un cuirassé. Réflexion sur le sens de la neuropsychanalyse », centrée sur la distinction qu’il établit entre esprit et cerveau. Dans un autre registre, nous avons été séduits par la finesse clinique et la poésie qui émane du travail de M.G. Oldoini : « Hallucinose et rêverie : la douleur d’Alice et ses transformations dans le cabinet de consultation », construit autour de l’élaboration chez l’analyste de ses éprouvés lors de sa lecture du journal de Munch en relation avec sa clinique. Dans ce domaine, la revue que propose F. Busch des différentes conceptions de la rêverie : « À la recherche des rêveries de l’analyste », a le mérite de clarifier un champ sémantique autant qu’une expérience clinique diverse. Les controverses à propos des pathologies autistiques nous ont incités à traduire l’article de M. Rhode : « Approches de l’autisme et relations d’objet » qui expose un large éventail théorique de ces cliniques complexes et souligne l’importance de la sensorialité et du corps pour leur abord. Enfin, nous présentons au lectorat francophone les commentaires de trois auteurs : R.B. Blass, J-M. Quinodoz et J. Greenberg, qui portent sur la publication par J. Steiner des leçons inédites de Mélanie Klein concernant la technique, datées de 1936 et destinées aux candidats.
Propos sur le sujet, la subjectivation et le corps :
Parler du sujet incite à en rappeler les acceptions en philosophie, où le sujet représente « ce qui est soumis à la réflexion […] ce dont on parle », l’être dans une proposition, mais aussi l’être individuel soumis à l’observation, « qui existe non seulement en soi, mais pour soi » (Lalande, 1926). En clinique le sujet implique un devenir et une conquête personnelle, une croissance. C’est un être pensant, alors que l’objet est un être perçu avant d’être représenté.
L’expression « rendre subjectif » sera volontiers utilisée pour rendre compte des processus inconscients qui participent de cette conception du sujet. Elle permet de dégager ce dernier d’une définition comme « étant » ou comme « donné » pour l’envisager comme un processus de production de soi, à travers la subjectivation (Richard F., Wainrib S., 2006). Rendre subjectif et devenir sujet implique les deux faces du sujet et de sa réalité psychique. Dans le jeu de la bobine décrit par Freud, le jeu possible entre absence et présence donne sens au réel au moyen de la symbolisation et, ainsi, la détresse peut devenir facteur de subjectivation. Raymond Cahn (1998), parle de « la fonction subjectalisante » de l’environnement, dépassant l’opposition du pur intrapsychique-environnement.
Cela permet de définir deux modes de liens psychiques : un lien sujet-objet complémentaire, et un lien subjectalisant qui tempère la désillusion due à la découverte de l’altérité : la relation entre deux sujets s’étaye sur une reconnaissance mutuelle.
Du sujet à la subjectivation
Au-delà du terme de « Subjekt » utilisé par Freud dans « Pulsions et destin de pulsions » (Freud S., 1915), le terme de subjectivation semble s’être développé en tenant compte de mécanismes défensifs et de destins pulsionnels para-névrotiques, et dans le contexte d’éléments traumatiques. Il ne s’agit plus là de refoulement, de souvenirs ou de représentations, mais de l’impossibilité de leur inscription, de la trace de ce qui reste non symbolisable et risque alors d’être agi. L’appropriation subjective, qui implique des failles au sein du psychisme, exige un rappel à la conscience, des constructions et reconstructions. Ogden l’a bien montré avec son « troisième sujet de l’analyse » ou « tiers analytique », qu’il s’agisse du lecteur transformé par sa lecture ou de l’analysant par le processus (Ogden T H., 1994). Au-delà des apports complémentaires des auteurs pionniers, souvenons-nous du « Wo es war, soll Ich werden » de Goethe repris par Freud, ou des développements des mécanismes d’identification projective des post-kleiniens et bioniens ; le ça fut, comme le rappelle Michèle Bertrand (Bertrand M., 2005), au centre des discussions des psychanalystes français au cours des années soixante : pour Sacha Nacht, il s’agissait de contrôler les pulsions : « le moi doit déloger le ça », alors que pour Lacan le sujet devrait être « assujetti à ses pulsions ».
Pour notre propos, retenons le caractère de processus de la subjectivation, son inachèvement, en particulier dans le cas des psychoses et de l’adolescence.
Cette notion permet de tenir compte des difficultés de nos pratiques actuelles marquées par les problèmes narcissiques et identitaires. La réouverture de la notion de sujet permet de se situer au-delà des catégories classiques. Si la subjectivation se définit par l’appropriation subjective en opposition aux mécanismes de déni, de clivage et de projection qui l’entraveraient, l’espace psychique ainsi créé peut permettre au sujet d’admettre le pulsionnel, l’excitation créée par la rencontre avec l’objet, et d’engager les transformations du processus analytique. Notons également la place à donner au corps dans ce processus, comme l’ont montré les auteurs traitant de l’adolescence.
La difficulté de dire je dans la langue japonaise
Un ouvrage récent du critique littéraire Akira Mizubayashi (2018) me semble rendre compte de façon saisissante d’une aporie entre corps, langue et subjectivation dans sa culture japonaise d’origine. Cet auteur, qui écrit en français, nous montre combien les difficultés d’énonciation du je et du tu dans la langue japonaise s’enracinent dans la culture d’un monde dans lequel le « contrat social » reste inégalitaire, alors même que, dans l’espace privé ou public du « sentô », le corps plongé dans le rituel du bain traditionnel serait garant d’un lien social. Si le corps est présent et participe d’un rituel de partage sensoriel, toute érotisation en est exclue, nous dit l’auteur, qui rapporte ses souvenirs d’enfance et de sa relation à son père de façon touchante et personnelle, pour nous montrer combien ce lien familial particulier au travers du corps tend à se perdre dans une société plus individualisée qui s’est érigée sans fondement profondément social, dans un système politique sans tradition démocratique et de plus en plus autoritaire. On peut ainsi concevoir le rapport que l’auteur établit entre sa langue maternelle, la langue japonaise, dont l’énoncé dépend de la situation, de l’interlocuteur et non du sujet qui l’énonce, et les difficultés de subjectivation qu’il a lui-même ressenties et qu’il observe chez ses contemporains. Il nous rappelle le mot de Wittgenstein : « Les limites de ma langue sont les limites de mon monde » et, reprend les propos de Hannah Arendt, citée par Barbara Cassin[1] : « Ce pour quoi la langue ne dispose pas d’un mot échappe à la pensée. » Il pointe ainsi le risque d’absence de critique, d’amoindrissement de la pensée dans nos sociétés dominées par un certain usage des médias.
Nous souhaitons le rejoindre sur ce point et continuer à militer pour une pluralité de la langue qui témoigne d’une pensée subjectivée.
Céline Gür Gressot
Janvier 2019
Bibliographie
Cahn R. (1998) L’Adolescent dans la psychanalyse. L’aventure de la subjectivation, Paris, PUF, 1998.
Bertrand M. (2005) Qu’est-ce que la subjectivation ? Le Carnet Psy 96/1 pp24-27
Freud S. (1915) « Pulsions, destin des pulsions », OCF-P XIII, Paris, PUF, 1988.
Lalande A. (1926), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, Quadrige, 2010.
Mizubayashi A. (2018) Dans les eaux profondes le bain japonais. Paris, arléa, 2018.
Ogden T H. (1994) Les sujets de l’analyse. Montreuil-sous-Bois : Les Editions d’Ithaque, 2014
Richard F. Le processus de subjectivation à l’adolescence, Paris, Dunod, 2001.
Richard F., Wainrib S., (Dir.) La subjectivation, Paris, Dunod, 2006.
[1] À propos de Barbara Cassin, voir aussi L’Année Psychanal Int 2018.